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Observatoire Chrétien de l'Entreprise et de la Société

L'OCHRES exerce une mission d'observation des problèmes économiques et sociaux, particulièrement de ceux qui relèvent des interactions entre l'entreprise et la société.

 
 
 
 
 
 

Fraternité et Nation Paix et Développement Vision chrétienne de la dissuasion nucléaire française

 

Ils disent : Paix ! Paix ! Et il n’y a point de paix (Jr. 6,14)

Dans les pages qui précèdent, on a essayé de présenter un tableau des réalités actuelles de la question de la guerre et des armes potentiellement destructrices. Dans ce contexte fortement évolutif, comme l’a d’ailleurs rappelé le Pape, l’humanité ne peut pas se laisser entraîner dans une spirale où la course aux armements, conjuguée à certaines pratiques économiques, sociales, environnementales, la mènerait vers son autodestruction. C’est une question politique au sens le plus élevé du terme, qui réclame le recours à une raison éclairée par l’appréciation morale. On essaie de donner ici une synthèse de nombreux attendus utiles pour construire une conscience actualisée de cette question complexe, mais vitale, en laissant le lecteur fabriquer ses convictions ou identifier les points qui méritent approfondissement.

 

Violence, mort, mal, absurde

 

La guerre appartient au registre du mal. Qu’elle mette en œuvre la force ou la ruse, et sauf dans le cas de légitime défense, elle est toujours une violence parce qu’elle vise la destruction de l’adversaire, soit sa destruction ou son affaiblissement physique, soit sa disparition en tant qu’adversaire.

 

Le mal est une réalité constatable, visible sous des formes différentes : souffrance physique et morale, destruction, pauvreté, solitude, exploitation de l’un par l’autre, … Depuis toujours il pose question à l’homme. Pour le chrétien, pour qui l’humanité a rompu la confiance avec son créateur en choisissant la voie du péché, seul Dieu peut nous « délivrer du mal » ; toute prétention à l’éradiquer est mensongère. L’homme est appelé à lutter contre lui, le reconnaître, l’éviter, ne pas s’y associer, en minimiser les effets, … Il s’humanise en luttant contre le mal. Mais le combat contre le mal le dépasse, et c’est vrai de la guerre dans laquelle des forces spirituelles sont à l’œuvre, le Mal avec un grand M en faisant l’un de ses outils pour faire dérailler le projet divin d’une humanité heureuse et réconciliée.

 

On aborde le mal de manière objective, en y voyant une atteinte à la Création, qu’il s’agisse des personnes ou des biens, ce que l’on peut qualifier de « crime », sur quoi les civilisations tendent à converger, reconnaissant implicitement une forme de conscience universelle. On l’aborde aussi de manière subjective quand on fait référence à la culpabilité, chaque individu étant conduit à faire la différence entre bien et mal, à éduquer sa conscience pour cela, à apprécier avec la plus grande prudence la responsabilité de chacun dans les actes qu’il pose de lui-même ou par obéissance.

 

C’est que la réalité du mal est complexe. Bien et mal sont souvent sournoisement imbriqués : d’un mal on peut tirer un bien (felix culpa !) et réciproquement. On peut comme s. Paul « ne pas faire le bien qu’on voudrait et faire le mal qu’on ne voudrait pas ». On peut encore immuniser les consciences contre la réalité du mal commis, comme l’a montré Hannah Arendt. Etc.

 

Dans ce contexte, celui qui fait ou ordonne le mal ou la violence est enclin à chercher et trouve souvent des arguments pour justifier ses actes. Il est donc essentiel de sauvegarder sa liberté d’un jugement honnête. Dans le cas de la guerre, c’est d’autant plus nécessaire que la guerre pose la question de la violence en termes de vie et de mort, dilemme auquel il est préférable d’avoir réfléchi avant de poser des actes graves que l’on pourra regretter plus tard.

 

 

La tension vers le bien

 

L’homme est assez naturellement porté au bien. Ce que l’on appelle ‘civilisation’ vise principalement à faire reculer la violence. Dans son ouvrage sur La Bonté humaine, Jacques Lecomte cite de nombreux exemples pris dans des contextes très divers tendant à prouver en effet que la violence et l’égoïsme ne correspondent pas à la nature profonde de l’homme. Mais la fascination devant les prouesses de la technique ou les promesses de la puissance, quand elle tend à laisser celles-ci tracer les avenirs du monde, montre aussi que l’homme est réceptif aux séductions du mal.

 

Pour aider à penser cette intuition, la doctrine sociale de l’Église propose des points d’ancrage dont la perspective est de « construire la civilisation de l’Amour ». Sans insister, notons les principaux :

Le bien commun : toute personne, toute structure, toute nation, … est appelée à s’engager pour un bien supérieur permettant à chacun de se réaliser au sein d’une Création réconciliée.

La solidarité : vivant dans un monde étroitement interdépendant, nous sommes tous responsables de tous, proches ou lointains dans l’espace et le temps, amis ou ennemis.

La charité : c’est dans l’amour désintéressé des uns pour les autres que se trouve le sommet des relations humaines, cet amour se matérialisant par le don de soi éventuellement jusqu’au sacrifice de sa vie.

La justice : tout homme, toute structure a le devoir d’apporter à chacun ce qui lui est dû, en particulier tout ce qui lui permet de s’accomplir en tant que personne humaine libre, responsable, jouissant de toutes ses facultés, et en particulier de droits imprescriptibles.

La paix : toute personne, toute structure, toute nation, … est appelée à faire taire la violence en soi et autour de soi, en particulier en se montrant juste et solidaire, sans quoi la poursuite d’un bien commun supérieur est illusoire.

Le respect de la Création : hommes, structures, nations sont aussi appelés à un rapport de bonne intelligence avec l’ensemble de la Création, en évitant de la détériorer, de la surexploiter, de se l’accaparer, et en la mettant au service de tous, en particulier des plus démunis.

La vérité : la qualité des rapports humains est liée à l’observation de la réalité objective des faits et à la valeur morale objective des actes.

A priori la guerre s’accorde mal avec ces références, surtout quand elle utilise des moyens dévastateurs ou impacte des populations très nombreuses. Mais la guerre existe, et ce depuis toujours. Le Christ lui-même l’évoque comme quelque chose d’ordinaire quand il met en scène un roi qui compte ses forces avant la bataille (Lc 14,31). La pensée sociale chrétienne ne fonctionne pas dans un monde virtuel ou idéalisé : l’Église, comme le rappelle Vatican II (GS 2,2), a en vue « le théâtre où se joue l’histoire du genre humain, le monde marqué par l’effort de l’homme, ses défaites et ses victoires… ». Ces points d’ancrage peuvent donc servir de repères quand il s’agit de juger en chrétien de l’engagement dans la guerre où, individuellement et collectivement, on peut être conduit.

 

L’objectif de la paix par et dans la guerre

 

La réalité de la guerre, la tension de l’homme vers le bien, l’apport de la réflexion chrétienne à notre civilisation ont entraîné dès les premiers siècles de notre ère l’élaboration d’une philosophie morale et d’un droit de la guerre, avec en particulier pour notre époque – et notre sujet - une éthique de la dissuasion. Il s’agit là d’un chantier toujours ouvert, entretenu à la fois par les progrès des armements, les réalités du terrain et la capacité réelle de dialogue entre les nations.

 

Le propos ici n’est pas de revoir en détail les évolutions de la doctrine de la « guerre juste », mais d’en rappeler les éléments structurants et comprendre pourquoi le discours de Nagasaki ainsi que les nouvelles armes changent la donne. Au départ, il convient de rappeler que, dans l’approche chrétienne, depuis s. Augustin, la doctrine de la « guerre juste » est conçue dans une perspective de paix.

 

La réflexion a amené à distinguer deux volets : le droit de faire la guerre (jus ad bellum) et le droit de la guerre (jus in bello). Pour le droit de faire la guerre, elle s’appuie sur les trois principes énoncés par s. Augustin : autorité légitime, cause juste, intention droite (rechercher le bien). Nous sommes dans le contexte de la guerre offensive, la guerre défensive étant licite, ce qui, soit dit en passant, légitime l’armement. Au début du XVIème siècle, Vitoria précise que la guerre est le dernier recours : on la décidera « acculé par la nécessité et à contrecœur ». Peu après, une controverse célèbre entre Bartolomé de Las Casas et Sepulveda précise la notion de cause juste : utiliser la force pour des raisons idéologiques n’est pas une cause juste ; inversement, la communauté internationale et l’Église reconnaissent depuis la fin du XXème siècle un « droit d’ingérence ». C’est au XIXème siècle qu’est formulée l’idée d’une autorité supranationale chargée de repousser la guerre par le dialogue en faisant respecter la souveraineté des nations. D’autres principes se sont ajoutés : la guerre ne peut s’envisager que si elle a des chances sérieuses de réussite ; elle ne doit pas occasionner des maux plus grands que ceux auxquels elle est censée remédier ; elle doit même constituer une étape dans la recherche d’une paix durable, ce qui était déjà dans les prémisses de la pensée augustinienne. Un aspect de plus en plus important n’entre pas clairement dans ces cadres, celui de la guerre préemptive, qui n’aurait pas de base juridique légale, mais qui pourtant donnerait une réelle pertinence à certaines décisions pragmatiques : nous savons tous ce que veut dire Munich (même si à ce moment précis c’était sans doute trop tard) ; la guerre des Six Jours, décidée par un État seul sans avis d’instances internationales, en est un exemple parlant ; mais des actions ponctuelles de neutralisation vont dans ce sens (e.g. : la France en Côte d’Ivoire en 2004).

 

Le droit de la guerre vise à encadrer juridiquement les opérations militaires. Il vise plusieurs aspects : la protection des populations civiles, la préservation de certains espaces (hôpitaux, …), l’interdiction de certaines armes (armes chimiques, armes anti-personnel, …), la proportionnalité des interventions, le respect des militaires blessés ou capturés, … Dans les situations concrètes, comme on peut le voir aujourd’hui en Syrie, la mise en œuvre de ces principes est souvent défaillante.

 

Il est manifeste que l’usage des armes de destruction massive n’entre pas dans ces cadres, comme l’a clairement démontré la première utilisation de bombes nucléaires au Japon en 1945. La communauté internationale s’accorde sur ce point. Pourtant elles ont contribué à mettre un terme à la guerre ; on s’est donc efforcé de trouver une justification de principe à leur détention en formulant une « éthique de la dissuasion ». On pourrait pour aller vite la formuler ainsi vue de la nation : 1. ce que nous avons à défendre (nos vies, notre patrimoine, nos intérêts, nos valeurs, …) n’a pas de prix et nous consacrerons tous nos efforts à le protéger, notamment en dissuadant par tous les moyens tout adversaire de s’y attaquer. 2. Dans ces conditions nous nous plaçons dans une perspective éventuelle de légitime défense, licite en principe comme on l’a vu et comme l’a confirmé la Cour internationale de justice en 1996. 3. Nous nous basons sur des réalités : d’une part il n’y a pas eu de conflit nucléaire depuis 1945 et la dissuasion a rempli son rôle de prévention de la guerre ; d’autre part les pays surarment autour de nous et le recours à la guerre offensive est réapparu (ex. la Turquie en Syrie).(1) 4. De ce fait, la détention de ces armes, si elle n’empêche pas les conflits, contribue encore aujourd’hui à une certaine régulation de la violence interétatique en laquelle nous croyons. 5. Nous sommes très déterminés à ne pas nous servir de ces armes si nous ne sommes pas menacés, et très déterminés à les utiliser en cas d’attaque majeure de nos intérêts, en limitant leur détention au strict nécessaire. 6. Nous sommes conscients des dommages potentiels de ces armes et des limitations que leur détention implique pour la coopération internationale et donc engagés à participer à tout processus multilatéral raisonnable, concerté et vérifié pour les réduire.

 

Beaucoup d’observateurs sont mal à l’aise avec cette vision pour plusieurs raisons :

Seuls quelques pays détiennent l’arme nucléaire, ce qui crée de facto une inégalité entre États, et donc des frustrations ou, pour certaines, l’investissement dans d’autres programmes ;

Les États détenteurs peuvent être tentés d’accroître leur poids sur les affaires du monde et d’étendre leurs intérêts à la faveur de ce déséquilibre (ex. de la Russie en Crimée)

La fabrication d’armes nucléaires de moindre puissance, revendiquée par la Russie et les États-Unis, pose le problème en termes nouveaux, car elle en facilite l’usage potentiel. Plus largement elle montre que l’on n’a pas répondu à la question morale soulevée par Günther Anders sur la gradation d’Hiroshima à Nagasaki : les Américains savaient avec l’expérience d’Hiroshima, alors pourquoi ont-ils recommencé trois jours plus tard ? une idolâtrie de la technique était à l’œuvre : dès lors qu’on avait l’outil, on ne pouvait résister au besoin de s’en servir.(2)

Les États détenteurs donnent de moins en moins de suite à leur engagement de l’article VI du TNP.

Le jour où cinquante États auront adopté le TIAN, les États détenteurs qui ne le reconnaissent pas pourraient être dans une situation compliquée à l’ONU : comme les pays composant aujourd’hui son Conseil de sécurité sont dans ce cas, c’est le devenir de l’ONU en tant que référence collective de la communauté internationale, déjà malmenée, qui pourrait être en cause, et partant toute possibilité d’instance supranationale porteuse de l’intérêt global.

 

Enfin trois questions nouvelles viennent ajouter des facteurs de perplexité. La première est amenée par les armes nouvelles, avec en particulier l’intervention de l’informatique de pointe et de l’intelligence artificielle : cyber, drones, … Les actes de guerre pourront créer chez ceux qui en seront les opérateurs une confusion entre monde réel (les destructions, la mort, …) et monde virtuel (le jeu vidéo), avec la fascination que ce dernier suscite ; que la décision soit prise par la machine nous laisse-t-il inertes sur le plan éthique ? La seconde est l’abolition progressive de la frontière entre état de guerre et état de paix : par exemple quelle est la situation objective de l’Irak aujourd’hui ? le statut légal des troupes étrangères ? de leurs actes ? où se trouve l’autorité légitime ? Cette question est devenue critique avec l’apparition du califat islamique, un État non reconnu mais réel, créé de toutes pièces à seule fin de faire la guerre par tous les moyens. La troisième est l’entrée en action d’organisations non militaires, milices, organisations civiles armées, qui sortent du cadre réglementé par des dispositifs internationaux. Au terme de ce chapitre, une question s’impose : dans quelle mesure le « droit de la guerre » est-il encore pertinent ?

 

Nation et citoyenneté

 

La question de la légitimité de celui qui décide de la politique de défense et éventuellement envoie des hommes au combat reste une question centrale de la morale politique. Pour bien la cerner, il est utile dans un premier temps de rappeler ce qu’en dit la pensée sociale chrétienne et dans un second temps de voir comment le Prince doit s’accorder avec le corps social de la nation pour que sa légitimité soit entière.

 

La communauté politique est pour tout citoyen un bien précieux. Grâce à elle, celui-ci bénéficie de ce qui constitue substantiellement le peuple auquel il appartient : « un partage de vie et de valeurs, une source de communion spirituelle et morale » (Compendium de la Doctrine sociale de l’Église, CDSE) ; et d’une autorité organisée dont « l’action efficace et unifiante mobilise tous les membres au service de buts communs » (CDSE). Ce bien précieux est un bien à protéger et défendre. Les citoyens le font en général par leur participation financière à l’effort de défense, certains par leur engagement professionnel et personnel. C’est là un devoir qui s’impose aux citoyens : « devoir de solidarité vis-à-vis de la communauté à laquelle il appartient, mais aussi, parce qu’il bénéficie de ses avantages, devoir de participer aux charges ; … ce devoir implique celui d’obéissance en principe à l’autorité légitime » (Théologie de la paix, René Coste). Telle est la vision chrétienne qui, depuis s. Paul, motive ce devoir par un choix de la conscience, thème repris par les évêques américains dans une déclaration de 1993. L’adhésion est d’autant plus aisée que les buts de la communauté nationale et la décision politique des autorités sont plus accordés entre eux et plus en ligne avec les points d’ancrage de la marche vers un bien commun universel. Or quelques points doivent être mitigés :

 

D’abord, la nation n’est pas une fin en soi. Elle fait partie d’un ensemble plus vaste, la communauté humaine à laquelle elle est reliée par des relations d’interdépendance qui lui permettent d’exister et dans une conscience commune de partager une unité de destin. Depuis le milieu du XXème siècle, mais rajeunissant en cela une pratique millénaire de propositions concrètes pour rompre avec la violence politique, l’Église suggère que les nations doivent viser entre elles des relations de fraternité, perspective conforme aux évolutions sociales si l’on observe que les familles elles-mêmes se trouvent de plus en plus dispersées dans des nations différentes.

 

Ensuite, même unis dans une communauté politique organisée, « les membres conservent une autonomie indéniable au niveau de leur existence personnelle et des fins à poursuivre » (CDSE). S’il est tenu à s’engager sans réserve au service de « l’amitié civile », le citoyen « n’est pas obligé en conscience de suivre les prescriptions des autorités civiles si elles sont contraires aux exigences de l’ordre moral et aux droits fondamentaux des personnes » (CDSE).

 

En définitive, c’est toujours le peuple qui détient la souveraineté ; l’autorité politique, légitimement désignée, « trouve dans la référence au peuple sa dimension authentique » (CDSE). Il va de soi que sur des sujets aussi essentiels que l’usage de la force, voire de la force dévastatrice, qui implique des sacrifices et présente des risques pour la communauté mais aussi au-delà d’elle-même, un accord étroit et clair est requis entre le pouvoir et le peuple. Inversement, le peuple, parfois encore conscient des effets malheureux que le « désarmement moral » peut causer, est fondé à vérifier que ceux à qui il a confié le pouvoir sont en mesure de le protéger et de défendre les richesses qui le constituent.  C’est un aspect de la question qui se complique en raison de l’expansion d’organisations non gouvernementales, certaines de portée internationale, qui revendiquent aussi une part de légitimité, ces « sociétés civiles » auxquelles le pape François a demandé de s’investir dans ce débat.

 

 

Le discernement en conscience

 

L’intervention de multiples « maîtres extérieurs » (État, ONG, Église, partis politiques, courants philosophiques, milieu familial, amis, …) sur les décisions de chacun dans un domaine qui relève à l’évidence de la morale impose à chacun la formation d’une conscience aiguisée et autonome. Il ne s’agit pas de se contenter d’agir selon ses intérêts en espérant qu’une main invisible des relations internationales établira le bon équilibre entre nations, mais d’une responsabilité grave. Les éléments parcourus depuis le début de ce dossier donnent de nombreux critères pour en peser les principales composantes, en invitant à ne pas se laisser entraîner dans un pur exercice théorique mais à prendre en considération le monde réel dans lequel une réponse doit s’envisager. Pour celui que nous appellerons le militaire, c’est-à-dire celui qui s’engage pour la défense de son pays en sacrifiant des avantages que la vie civile apporte, mais aussi des amitiés de combat et jusqu’à sa propre vie s’il le faut, le fait de se trouver acteur dans des opérations pouvant avoir des conséquences non maîtrisées réclame un « chemin de conscience » rigoureux.

 

Le devoir d’être informé : il n’y a pas de liberté de conscience sans une information objective et de qualité. Le Prince doit cette information à la Nation, comme le président de la République l’a fait devant les stagiaires de l’École de guerre le 7 février 2020, dans un exposé qui s’adressait à l’ensemble des Français, mettant en lumière comment la France répond aux questionnements éthiques posés par la détention de l’arme nucléaire hic et nunc. La question d’un débat devant la responsabilité nationale reste entière et ne va pas de soi : à titre de comparaison, la crise du coronavirus montre bien que le débat diffère du tout au tout selon qu’on est loin de la crise (stocker des masques n’était pas une priorité) ou que l’on est dedans (pourquoi n’a-t-on pas le stock de masques nécessaires ?). Mais pour le militaire, une intervention occasionnelle de l’autorité suprême ne suffit pas. Deux questions sont posées. Premièrement, avant d’engager toute sa vie, celui-ci doit être au clair avec la solidité de ses convictions et être en mesure de les consolider régulièrement ; c’est la question de la vocation, que l’on retrouve dans d’autres métiers, avec la différence qu’il y est ici question de vie et de mort. Deuxièmement, avant une opération de combat dans laquelle il va lui être demandé d’utiliser une arme aux effets potentiellement destructeurs ou imprévisibles, faut-il qu’il soit informé de ses conséquences, de ses limites, du coup d’après ? Prenons l’exemple du drone qui a exécuté le général Soleimani en Irak : cet acte aurait pu déclencher un grave conflit dans la région ; dans la chaîne qui va du président Trump à l’opérateur final, comment pouvait-on en conscience apprécier cet ordre précis ? Était-on au clair avec le « droit de la guerre » et dans le cadre des missions des armées étrangères sur place ? Par ailleurs, l’implication de l’intelligence artificielle dans les nouvelles armes pose une question d’information inédite car en général ces processus informatiques contiennent des phases dites « transparentes pour l’utilisateur », en bon français « occultées ».

 

Peser les choix : toute conscience suppose une délibération qui, comme ce mot l’indique, renvoie à la liberté de l’agir. Soit on considère que le militaire a fait définitivement le choix en s’engageant dans le métier des armes d’obéir « comme un cadavre », c’est-à-dire d’abdiquer sa responsabilité entre les mains de l’État ; soit au contraire on estime que la délibération en conscience est la garantie que le militaire est en osmose avec le corps social de la Nation, en partage les exigences, et vérifie que l’État inscrit ses missions dans l’ordre de l’éthique (qui intègre le droit). La première voie, telle qu’exprimée, est de plus en plus délicate tant le contexte évolue sur le temps d’une carrière ; elle donne la main à l’État et à l’institution, qui doivent actualiser les conditions de l’engagement du militaire en termes objectifs ; elle exige, semble-t-il, des qualités morales et spirituelles incontestables chez les dirigeants. La seconde voie donne la main au sujet qui doit pouvoir se faire une raison en conjuguant des facteurs personnels, des discussions avec ceux qui se posent les mêmes questions que lui, l’écoute du « maître intérieur », … La question cruciale restera celle-ci : est-il si vrai que ce que notre pays  a à défendre est en jeu et n’a pas de prix et cela peut-il justifier le recours à telle ou telle arme ? Pour prendre un exemple très concret dans une conscience chrétienne, peut-on risquer sa vie pour son pays quand celui-ci est engagé vers l’euthanasie, la marchandisation du corps, l’industrialisation du vivant ? Au vrai notre pays nous apporte aussi beaucoup de biens dont nous bénéficions sans en être toujours conscients et le pays qui s’en prendrait à nos intérêts n’apporterait sans doute rien de positif sur cette question précise. Mais chacun doit pouvoir résoudre de tels conflits intérieurs.

 

Des choix qui engagent au-delà de soi : toute décision dépasse celui qui la prend. Elle doit donc être pesée aussi en ces termes. Tout d’abord le militaire n’est pas seul. Il est intégré dans un collectif où les autres comptent sur lui. S’il réclame la clarté pour lui-même, il la doit aux autres. Il ne peut pas faire défection ex abrupto. C’est en particulier une question grave pour le commandement qui peut par exemple estimer que les moyens qui lui sont attribués ne lui permettent pas de s’engager en respectant les attendus éthiques évoqués plus haut ou que les conséquences de son engagement ne sont pas assez claires. Ensuite, si, en tant que chrétien, le militaire n’est plus en ligne avec ses convictions, peut-il en conscience déléguer à d’autres les actions qu’il s’était donné pour mission de remplir, peut-être même à d’autres qui auraient moins de scrupules que lui ?

 

 

Le chrétien est-il tenu d’obéir au Pape ?

 

Est-on bien sûr qu’aujourd’hui toutes les conditions sont réunies pour que chacun, militaire ou citoyen, puisse faire en toute liberté ce chemin de conscience ? C’est un sujet d’une grande gravité, que les évolutions du monde rendent de plus en plus complexe. Le bref discours du Pape à Nagasaki contribue à la fois à le compliquer et à le simplifier. Il le complique en ajoutant la question des priorités et du sens des investissements au service de la communauté humaine ; il le simplifie en redisant avec force : non possumus, il n’est pas possible de continuer sur cette voie. Il le complique en appelant le plus grand nombre à s’en saisir ; il le simplifie en privilégiant la seule voie du dialogue en vérité pour avancer comme sur les pierres d’un gué sur un chemin de réduction de tous les facteurs de tensions.

 

Mais faut-il obéir au Pape et considérer, comme il a l’air de le dire, que l’on ne doit pas, de près ou de loin, s’associer à la production, la conservation, l’entretien, a fortiori l’usage d’armes à effets potentiellement dévastateur ? Deux repères pour ne pas se perdre dans le détail, dictés par le sens de l’Église :

Le Pape ne parle pas à la légère. S’il n’est pas ici sur des sujets qui relèvent de l’infaillibilité, néanmoins on doit lui accorder un « goodwill » de confiance parce qu’il est en lien avec la communauté chrétienne et en accord avec ses prédécesseurs ; de plus il s’informe auprès d’experts. On est invité à suivre ses avis comme ceux d’un ami sûr, ce qui n’empêche pas de n’y adhérer peut-être qu’en partie, car la liberté de conscience reste entière. Il faut alors exercer le même esprit critique envers tous les autres « maîtres extérieurs ».

Il faut bien comprendre ce discours et ne pas en caricaturer le contenu. Le Pape déclare que la détention des armes de destruction massive, notamment nucléaires, est immorale. Il ne parle pas d’interdiction ou de crime si on y est associé, mais son point est que cette situation ne peut durer en l’état. C’est pourquoi il demande de s’engager sur un chemin volontariste, pas tout-à-fait nouveau puisqu’il est en esprit contenu dans le titre VI du TNP. Mais il place la question nucléaire dans la perspective de la destruction de « notre habitation commune », que l’on observe aussi sur les autres plans : environnemental, économique, social, …, perspective qui réclame un réveil urgent : notre chemin actuel est, surtout depuis quelques années, le chemin de l’autodestruction : tout le monde est responsable (« J’adresse une invitation urgente à un nouveau dialogue sur la façon dont nous construisons l’avenir de la planète » Laudato Si, 14).

 

 

Le discours de Nagasaki n’a peut-être pas eu tout le retentissement attendu. On voudrait, pour conclure, le placer sous un double éclairage différent. Le premier est celui de la fascination technique qui dépasse nos capacités imaginatives. Il faut envisager les investissements dans les nouvelles armes au milieu des autres surenchères que nous inspirent les avancées techniques, entre autres l’intelligence artificielle : l’homme augmenté, la gestion des flux financiers déléguée à la machine, le service des besoins les moins légitimes, …Jusqu’à quand l’homme gardera-t-il sûrement la main ? Jusqu’à quelle limite l’euphémisation de quelques prouesses techniques écrasera-t-elle la juste appréciation de leurs ravages réels ou potentiels et la question de conscience ? Le second est inspiré de ce qui se passe sous nos yeux pendant la pandémie de la covid-19 : d’une part les peuples exigent d’être protégés coûte que coûte, quitte à gagner même si les autres perdent ; il n’y a pas de raison qu’il en aille autrement en cas de conflit militaire, et des comptes seront demandés aux autorités en cas de protection insuffisante. Mais, simultanément, nous nous apercevons que nous ne pouvons pas vaincre seuls et des actions coordonnées entre pays sont lancées pour trouver un vaccin, fabriquer du matériel, partager les coûts, s’inspirer des bonnes pratiques, … Dans bien des domaines, nous ne pouvons sans doute pas aller bien loin sans un rééquilibrage concerté entre compétition et coopération, chaque pays pouvant s’interroger : qu’est-ce que je gagne par la coopération exigeante que le conflit et à plus forte raison la conflagration dévastatrice ne pourront jamais me procurer à long terme ?

 

 

 

 

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